On se souvient aujourd’hui d’elle comme « la première star mondiale noire ». 

« Il est celui qui a réconcilié le luxe et la rue »

Depuis quelques jours, deux événements inondent la presse et les réseaux sociaux : la panthéonisation de la célèbre danseuse Joséphine Baker et le décès prématuré du fameux Virgil Abloh, designer et créateur de mode. S’ils se partagent aujourd’hui la une, c’est loin d’être l’unique point commun entre ces deux figures qu’un siècle sépare mais qu’une même lutte réunit. Revenons sur ces deux carrières de génies et leurs engagements qui témoignent de la persistance du problème sociétal de l’inégalité raciale. 

Commençons par celle qu’on ne présente plus : Joséphine Baker. Issue d’une famille pauvre de l’Amérique ségrégationniste, elle travaille dès son plus jeune âge comme domestique dans des familles blanches. Un jour, elle casse une assiette en faisant la vaisselle, on la punit en lui plongeant les mains dans l’eau bouillante. À ses 13 ans, elle est mariée de force et subit toute sorte de violences. Ces douleurs ne la quitteront jamais et seront sans doute ce qu’elle cherche à exprimer sur scène, à travers des mouvements et des grimaces n’appartenant à aucune autre qu’elle. Elle parvient à s’enfuir avant ses 20 ans pour New York, où elle commence en tant que costumière à cause de sa couleur de peau (le rôle de danseuse étant réservé aux blanches), mais un soir, elle remplace une danseuse tombée malade, et ne redescendra plus de scène. Très vite repérée, elle quitte son pays natal pour la France où le racisme est bien plus atténué et où il lui sera permit de gravir les échelons. Sur scène, Joséphine semble faire éclater sa douleur au grand jour, elle se meut dans tous les sens et crée un tourbillon hystérique dont le public des années folles a besoin pour oublier la guerre. Elle est cette bulle d’air, ce renouveau artistique que la France et l’Europe n’attendaient plus. Ses origines, qui étaient sa faiblesse aux États Unis, deviennent sa force pour rompre les codes en France : elle danse seins nus avec des ceintures de bananes, symbole de l’esclavage renversé en symbole phallique qu’elle agite sous le nez de son public blanc. Si elle ne fait pas l’unanimité, elle a le mérite d’éveiller les curiosités et tout le monde se bouscule pour voir cette femme vedette noire. Après la guerre, elle devient une star à l’échelle planétaire et donne des concerts dans le monde entier. On se souvient aujourd’hui d’elle comme « la première star mondiale noire ». 

“Josephine Baker en 1927”

Un siècle plus tard, Virgile Abloh, afro-américain originaire de Chicago gravit lui aussi les échelons de la gloire, dans un domaine tout autre et dans une Amérique dite libre. Architecte de formation, il excelle dans le croisement des disciplines, et travaille avec beaucoup de Dj et rappeurs comme Kanye West auprès de qui son rôle s’étend sur la gestion du merchandising du label, le design des pochettes d’album, sans oublier la scénographie. Cette collaboration le propulse sur le devant de la scène et le fait connaitre du grand public. Par la suite, il crée une marque qui ne vivra qu’un an mais qui marquera les esprits : Pyrex. À cette occasion, il personnalise des chemises Ralph Lauren et des tee-shirts Champions sur lesquels il ajoute le logo « Pyrex 23 » (Pyrex symbolisant le verre utilisé pour fumer du crack, la drogue qui ravage les États-Unis à l’époque, et 23 en clin d’œil au numéro de maillot de son idole, le basketteur Michael Jordan). Pyrex pose les bases de sa nouvelle maison connue de tous, Off-White. Dès lors, il enchaine les collaborations avec les plus grands de Moncler à Vans en passant par Ikea ou Nike et devient un incontournable dans le monde de la mode. En 2018, il est le premier noir à être nommé directeur de la ligne homme Louis Vuitton, il est au sommet de sa gloire. Collections après collections, défilés après défilés, Virgil Abloh ne cesse d’étonner et de réinventer, il s’inspire des années 1990s et fait monter des produits populaires dans la sphère du luxe, comme la basket. Ses produits s’arrachent dans le monde entier. Il est celui qui a réconcilié le luxe et la rue, le designer de la décennie, et de toute une génération, celui qui parvient à retranscrire le pouls de l’époque dans ses créations mêlant art, musique et mode. Son décès prématuré laisse la planète mode en deuil ainsi que de nombreux afro-américains qui l’avaient érigé en icône pour son art mais aussi pour ses engagements.

Virgil Abloh, Paris Fashion Week Autumn Winter 2019

Tandis qu’un siècle sépare ces deux génies artistiques, un même combat les relie. Tous deux afro-américains, et « premiers noirs à », ils finissent par mettre leur gloire au service de l’égalité raciale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Joséphine Baker chante pour la première fois devant un public divers formé par les troupes venues du monde entier. Elle a le sentiment qu’elle peut unifier et réunir, et réclame désormais dans ses contrats que tout le monde puisse avoir accès à ses spectacles, sans conditions de couleur ou de religion. Elle se met le gouvernement américain à dos, mais elle maintient son engagement, jusqu’en 1963 où elle prononce un discours aux cotés de Martin Luther King pour la liberté des peuples. Jusque dans la sphère privée, Joséphine essaie de faire éclater cette loi des couleurs en fondant sa « tribu arc en ciel » constituée de 12 enfants des quatre coins du monde qu’elle adopte et élève en Dordogne. De son coté, Virgil Abloh met aussi sa gloire au service de la communauté noire. D’après lui: « la mode est tenue de faire quelque chose qui dépasse le vêtement seul. Il est de notre responsabilité de montrer la voie à suivre ». Il agit donc pour aider les communautés de diverses manières, en 2020, en créant par exemple un fond de soutien pour aider les entreprises d’afro-américians mises à mal par la pandémie mondiale. Il met en place la « Post Modern» Scholarship Fund pour permettre aux étudiants noirs qui souhaitent embrasser une carrière créative d’avoir une chance. Enfin, il s’exprime à travers ses défilés dans lesquels il défend l’importance de la culture noire, et notamment dans son dernier défilé, au sein duquel il s’interrogeait sur les stéréotypes et uniformes qui façonnent notre société, se demandant pourquoi un sweat à capuche inspire la méfiance tandis qu’un costume-cravate inspire une confiance aveugle. Toute son œuvre tend à questionner, comprendre, bouger les codes sur lesquels se base notre société. 

 

Hier, Joséphine Baker était panthéonisée. Elle était « la première femme noire » à l’être. Virgil Abloh reste « le premier homme noir à » avoir été directeur chez Louis Vuitton. Si la loi n’interdit plus aux personnes de couleurs, d’ethnies ou de religions particulières de vivre librement aux États-Unis (comme ailleurs), un système qui les discrimine continue de fonctionner. D’après de nombreux experts, un « racisme systémique », c’est à dire un système éloignant automatiquement des groupes entiers de l’accès aux structures de pouvoir, hérité de la ségrégation est en place aux États-Unis et maintiendrait une forme de domination blanche, ou d’exclusion des minorités. Les chiffres témoignent en faveur de ce diagnostic : les afro-américains représentent 40% des victimes du covid aux États-Unis, 30% de la population carcérale et alors qu’ils ne comptent que pour 15% de la population américaine. À l’inverse, cette population est sous représentée dans les forces de l’ordre, la sphère politique ou encore le domaine artistique, comme en témoignent Abloh et Baker. Les artistes noirs sont les premiers à exprimer et à combattre ces injustices qu’ils ont eux même vécues. Aujourd’hui rejoints par de nombreux mouvements sociaux comme le Black Lives Matter, la voix de ces communautés grandit et donne l’espoir qu’un jour, enfin, les lignes bougeront.

Par Mélanie Cournut