Au cours de ces 200 dernières années, nous avons vécu ce que le diplomate singapourien Kishore Mahbubani appelle une « parenthèse occidentale ». Une très courte période de domination qui prend désormais fin. Selon Mahbubani, cette parenthèse a apporté plusieurs révolutions au sein des sociétés non-occidentales. Cependant, les occidentaux auraient perdu le sens des réalités. Nous considérerions cette brusque transition comme un choc et non comme un retour à la normale. 

Le but de cet article est de partager la vision de Mahbubani et de mettre en avant les principaux éléments avancés dans son livre « L’Occident (s’) est-il perdu ? – Une provocation ». 

“World Economic Forum Summit on the Global Agenda 2008” by World Economic Forum

I. Les Révolutions

D’après l’auteur, l’Occident a apporté le « raisonnement ». Il entend par ce terme l’ensemble des avancées technologiques et scientifiques, ainsi que des méthodes reposant sur l’empirisme et la rigueur. Il en découle trois révolutions pour les sociétés non-occidentales. 

1- La révolution « politique »

Les sociétés asiatiques ont muté. Les systèmes féodaux s’appuyant sur un « despotisme oriental » furent vivement contestés par les populations. Les dirigeants ont alors compris qu’ils étaient responsables devant le peuple. Par conséquent certains pays ont rapidement adopté des modèles démocratiques tels que l’Inde, le Sri Lanka, la Corée du Sud ou encore le Japon. D’autres sociétés comme la Chine ont concentré leurs décisions politiques sur l‘amélioration des conditions de vies de leur peuple quand bien même le système politique en place demeure inchangé. 

2- La révolution « psychologique »

La remarquable amélioration des conditions de vies des populations leur a redonné espoir. En deux générations une grande partie de la population « asiatique » a désormais accès aux enseignements universitaires. Mahbubani résume cela en écrivant : « Croire à la possibilité d’une vie meilleure, pour soi et pour ses enfants, est quelque chose qui transforme le quotidien ».

3- La révolution concernant la « gouvernance »

Relativement similaire à la révolution politique, le diplomate singapourien explique que les dirigeants ne se concentrent plus sur la « politique » mais la « gouvernance ». Les dirigeants font preuve de plus de ruse qu’avant pour avancer et continuer d’améliorer les conditions de vies de la population. L’auteur prend Modi en exemple, justifiant certaines des positions extrêmes du premier ministre Indien par des manœuvres politiques pour engranger du soutien. (La tribune de l’ancien ministre de l’Etat de Chhattisgarh – Raman Singh – « View: Narendra Modi – a political odyssey » dans The Economic Times semble lui donner raison). 

II. La démesure de l’Occident

Les pays occidentaux ont profité de leur domination soit pour ignorer les problèmes des autres pays soit pour imposer un mode de pensée ou de fonctionnement. La crise des pays asiatiques de 1997 a refroidi les occidentaux quant à l’idée d’investir dans l’économie asiatique, les protestations sur la place Tiananmen ont conforté les occidentaux vis-à-vis de leur système démocratique qu’ils considèrent comme l’unique système possible. (En ce qui concerne les actions menées par la France, on peut penser notamment au devoir d’ingérence de Kouchner et Bettati. C’est « la possibilité pour des acteurs d’intervenir dans un État, même sans son consentement, en cas de violation massive des droits de l’homme », selon le site vie publique appartenant au gouvernement français.) Mahbubani aime rappeler l’article de Fukuyama « The End of History » dans The National Interest en 1989. Fukuyama écrit “Il se peut que ce à quoi nous assistons ne soit pas seulement la fin de la guerre froide ou le dénouement d’une période particulière de l’histoire d’après-guerre, mais la fin de l’histoire en tant que telle : c’est-à-dire le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain ». Cet article brandi par l’Occident au lendemain de la guerre froide atteste selon l’auteur d’une condescendance et d’un aveuglement généralisés. 

Aujourd’hui l’Occident n’est plus dominant, ou du moins a conscience de ne plus l’être pour longtemps. Les opérations militaires qu’il a mené dans les autres pays se retournent en partie contre lui, et démontrent qu’il n’y aura plus d’acte sans conséquence. Aussi vous pouvez lire la lettre de l’écrivain colombien Gabriel García Márquez « How does it feel » qui réagit aux attentats du 11 septembre. Le prix Nobel de littérature rappelle que les Etats-Unis ont activement participé à la déstabilisation des autres pays au lieu d’apporter de la stabilité. Cette fois l’horreur n’a plus lieu à l’étranger mais bien chez eux. 

Enfin cet aveuglement est source de conflits et d’enjeux. Mahbubani se moque des manœuvres politiques européennes et étasuniennes qu’ils jugent calamiteuses. Dans le livre sont notamment évoqués le conflit sino-américain, la relation de l’Occident avec la Russie, ou encore l’histoire de l’Europe en lien avec l’Islam. 

III. Des changements nécessaires 

Enfin l’Occident devrait selon l’écrivain adopter une nouvelle stratégie. La première est de de recourir à une approche minimaliste, c’est-à-dire prendre conscience de la fin de cette parenthèse occidentale. Une parenthèse qui fut pour le moins violente. Le singapourien rappelle que l’Europe comme les Etats-Unis ont largement profité de leurs supériorités pour accroître leur domination. Désormais il faut cesser les interventions et leçons de morale contreproductives. Selon lui, l’Occident est la plus grande source d’inquiétude géopolitique. Il craint qu’apparaisse le piège de Thucydide. L’Occident alors sur le déclin déciderait de faire la guerre aux puissantes dites émergentes. 

C’est pourquoi l’Occident doit également adopter le multilatéralisme et devenir machiavélique dans son sens originel. Cela signifie que l’Occident devrait s’occuper davantage du bien-être de sa population et moins des affaires des autres pays. Oui des concessions sont nécessaires afin de faciliter la coopération avec les autres pays. Mais ce n’est finalement qu’un retour à l’équilibre mondial.

IV. De la nuance

L’ensemble des points évoqués mériteraient de nombreuses précisions et de la nuance ! De plus, le livre de Kishore Mahbubani est volontairement provocateur. Que vous partagiez ou non ses réflexions, le livre mérite d’être lu tant il nous pousse à nous remettre en cause. Pour conclure, voici la fin de la préface écrite par Hubert Védrine : « Nous devons réfléchir […] sur quoi sommes-nous prêts à bouger ? Que sommes-nous disposés à concéder ? Quelle sera notre marge de négociation ?  Où sont nos lignes rouges ? Pourrons-nous les tenir ? Que Mahbubani voie juste ou qu’il force le trait, le pire dans ce monde chaotique serait que les Européens n’arrivent pas à savoir ce qu’ils veulent. En nous obligeant à réagir. Mahbubani peut nous aider. »