« Les créateurs ont-ils le droit d’engloutir et de désespérer tous ceux qui les approchent ? Leur quête d’absolu doit-elle passer par une implacable volonté de puissance ? »

Marina Picasso, Grand-père

Picasso est l’un des premiers artistes du XXème siècle mondialement connu. De son vivant, il fut proclamé génie. Il n’en demeure pas moins un homme au comportement plus que douteux à l’encontre des femmes qui ont partagé sa vie. Son statut d’artiste lui a octroyé l’impunité la plus totale. Il a déclaré ne peindre uniquement les femmes avec lesquelles il avait eu des relations sexuelles, ses compagnes ont ainsi marqué les différentes étapes de sa création. Je vous propose dans cet article de découvrir les portraits de ces femmes qui ont marqué la vie ainsi que l’œuvre de Picasso. 

  • Fernande Olivier

Une de ses premières compagnes est Fernande Olivier, en tant que modèle elle pose pour de nombreux artistes. Picasso, très jaloux, lui interdit d’exercer son métier. Il l’enferme à clé toute la journée et exige d’elle qu’elle l’attende au lit. Cela correspond dans son œuvre à la période rose comprenant de nombreux portraits de femmes nues et allongées. Chacune de ses compagnes correspond ainsi à un moment très spécifique dans son travail autant au niveau du style qu’au niveau de la thématique qu’il aborde.

  • Olga Khokhlova

Sa première épouse sera la danseuse Olga Khokhlova. À leur mariage, elle arrête son travail et met au monde leur enfant Paolo. À la suite de leur relation elle finit en dépression. À cette époque, Picasso peint de nombreux tableaux de mère à l’enfant correspondant à un archétype idéalisé sans doute assez loin de la réalité de leur foyer. 

  • Marie-Thérèse Walter

Lorsque qu’il est âgé de 45ans, il rencontre Marie-Thérèse Walter qui n’a alors que 17ans. Il l’aborde et lui demande de faire son portrait. Picasso va alors faire de la jeune fille son modèle et sa maîtresse. Elle racontera qu’avant chaque séance de travail Picasso la violait. 

L’épisode suivant dépeint assez bien le joug sous lequel elle était prise. Un été, alors qu’il partait en vacances avec sa femme et son fils, il s’est arrangé pour inscrire Marie-Thérèse Walter (18ans à l’époque) dans une colonie de vacances juste à côté afin d’aller la voir en cachette. Cette relation abusive a exercé une influence considérable sur son travail, puisqu’il l’a peinte des dizaines de fois, souvent nue et endormie. Il l’a gardé sous son emprise durant toute sa vie. 

C’est à cette période que Picasso crée un personnage central dans son art : le minotaure. Il s’agit de son alter-ego sauvage et violent, allégorie de sa pleine puissance sexuelle que l’on voit régulièrement en train de violer Marie-Thérèse ou d’autres de ses compagnes. Le minotaure symbolise la sauvagerie de l’être humain lorsqu’il est incapable de contrôler ses pulsions. L’élément qui semble le fasciner le plus chez le minotaure, c’est la terreur qu’il inspire et propage chez ceux qui l’approchent. Au bout du compte, Picasso a réalisé une cinquante d’œuvres qui s’intitulent Le viol.

1. “Minotaure et jument morte devant une grotte face à une jeune fille au voile, Pablo Picasso, juin 1936” by La case photo de Got is marked with CC BY 2.0.
2. “8 – Centre Pompidou-Metz Leiris & Co. Pablo Picasso – Minotaure violant une femme – Plume, encre de Chine et lavis sur papier à vergé, 28 juin 1933 _ Détail” by melina1965 is marked with CC BY-NC-SA 2.0.

Ce qui est intéressant et terrifiant à la fois c’est de voir à quel point le viol est banalisé dans l’histoire de l’art. C’est un thème omniprésent dans la mythologie gréco romaine qui pendant des siècles a nourrit une immense partie de la création artistique en Europe. Aujourd’hui, des scènes de viols recouvrent les murs de la plupart des musées, et sont le plus souvent accompagnés de description où la violence sexuelle n’est évoquée que par euphémisme. C’est ce qui a arbitrairement été défini comme « beau ». Le public, sans contexte ni prise de recul ne peut qu’intérioriser ces codes. 

« Là où il voit des œuvres je perçois l’ampleur de la domination masculine »

Alice Coffin, Le génie lesbien

Dans le travail et dans la vie de Picasso, le féminicide est aussi un thème récurrent. Certes il n’a jamais tué personne mais c’était une sorte de fantasme omniprésent dont il parlait apparemment assez souvent. Un jour il a expliqué à Françoise Gilot : « chaque fois que je change de femme je devrais brûler la précédente ». Dans un de ses tableaux il a peint le minotaure entrain de porter Marie-Thérèse morte, sous les yeux de Dora Maar, la nouvelle femme qui partage sa vie à cette époque. 

  • Dora Maar

Talentueuse photographe, Dora Maar possède son propre studio photo, elle est indépendante financièrement et reconnue pour son travail. Voici quelques-unes de ses photos : 

Artiste engagée, elle pousse Picasso à faire l’une de ses œuvres les plus importantes de sa carrière : Guernica. Il en fait la seule à avoir le droit de rentrer dans son atelier pour en documenter le processus de fabrication. Cette œuvre élève Picasso au rang de grande figure de la résistance, qui a lutté pour la liberté, alors que Picasso était à l’époque comme la plupart des Français, c’est-à-dire ni collabo ni résistant. 

Cependant, elle n’échappa pas à la manipulation de ce dernier. Il voyait son indépendance et son intelligence comme une sorte de défi à relever. Picasso lui a fait arrêter la photographie, en la poussant à faire de la peinture, qui est un art plus noble selon lui. Elle perd son travail, ses sources de revenus et bientôt sa reconnaissance. Il a ainsi fait plusieurs portraits d’elle avec un museau de chien pour montrer à quel point elle lui était soumise. 

De plus il est violent et la frappe régulièrement, parfois jusqu’à la perte de connaissance. En 1937 il réalise 53 œuvres qui s’appellent La femme qui pleure dont le modèle est Dora Maar. La peindre en train de pleurer était pour lui le moyen d’imposer sa puissance à une femme plus intelligente et plus politisée que lui. 

Maar se met donc à faire des crises de colère, Picasso la trouve incontrôlable et l’envoie donc chez le célèbre psychanalyste Lacan. Il l’interne pendant 3 semaines et lui fait subir des électrochocs. Elle finira sa vie totalement isolée, recluse dans la religion et ne fera plus jamais de photos. 

Dans son œuvre, Picasso semble obsédé par l’idée de destruction. Et c’est plus spécialement dans la destruction des femmes, comme on peut le voir avec la technique cubiste, qu’il s’est spécialisé. C’est assez effarant de voir dans son travail le nombre de femmes qui sont démembrées ou disloquées, et cela va largement au-delà d’une recherche purement esthétique. Détruire les femmes sur la toile était rarement anodin et correspondait à une réalité dans la vie de l’artiste. 

  • Françoise Gilot

Picasso rencontre une nouvelle artiste : Françoise Gilot. Il a 62ans, et elle 21ans. Alors qu’elle expose pour la première fois à Paris, elle est considérée comme un des meilleurs espoirs de sa génération. 

Elle veut se consacrer à sa carrière mais Picasso lui met la pression pour qu’elle s’installe avec lui et lui fait du chantage pour qu’elle ait des enfants. Assez vite elle met sa carrière au second plan pour s’occuper du foyer afin que Picasso puisse se consacrer pleinement à la sienne. 

Pour relâcher la pression, elle pleure régulièrement. Un jour alors qu’elle était en sanglot Picasso la regarde sans rien dire et commence à faire son portrait en lui disant : « votre figure est merveilleuse aujourd’hui ». Exactement comme avec Dora Maar, il trouve dans la souffrance de sa compagne non seulement une jouissance personnelle, car c’est la preuve du pouvoir qu’il a sur elle, mais encore une source d’inspiration pour son travail. 

Elle réussit finalement à s’en sortir et quitte Picasso en 1953. Picasso qui n’a pas l’habitude qu’une femme le rejette fait en sorte qu’aucune galerie d’art ne veuille l’exposer. Elle est alors obligée de s’exiler aux États-Unis avec son nouveau compagnon pour faire carrière. Cela était intolérable pour Picasso qui disait : « Je préfèrerait voir une femme mourir que de la voir heureuse avec quelqu’un d’autre ».  

  • Jacqueline Roque

Elle a 28ans, lui 72ans, elle devient sa femme pour les 20 dernières années de sa vie. Encore aujourd’hui elle a une mauvaise image pour avoir interdit à Picasso de voir ses enfants. Cependant il n’a rien fait non plus pour les voir et c’était bien pratique pour lui de lui laisser endosser le rôle de la méchante. 

Picasso meurt finalement en 1973 à l’âge de 91ans en laissant derrière lui une énorme fortune. Il n’a expressément pas fait de testament pour créer des tensions au sein de la famille et continuer à dominer les personnes de son entourage. 

« Quand je mourrai ce sera un naufrage, ce sera pire que ce que l’on imagine » 

Pablo Picasso

Et en effet, le matin de son enterrement, son petit-fils tente de se suicider en buvant une bouteille de javel. Il en décèdera au bout de trois mois, dans d’atroces souffrances. Deux années plus tard le fils aîné de Picasso, Paulo, dépressif, meurt de son alcoolisme. En 1977 alors que la succession vient d’être établit à l’équivalent de 260 millions de $, Marie Thérèse Walter s’est pendue. En 1986, après avoir terminé l’organisation d’une exposition Picasso, Jacqueline Roque se suicide également.  

« Leur œuvre fût-elle lumineuse, mérite-t-elle un si grand sacrifice de vies humaines ? » 

Marina Picasso, Grand-père

Quand on regarde un Picasso ce que l’on voit souvent ce sont des images de femmes battues, violées et d’enfants traumatisés que les collectionneurs s’arrachent à une fortune comme ce portrait de Marie Thérèse Walter qui s’est vendu plus de 106 millions de dollars en 2010. 

Il n’est pas question de dire qu’il ne faut plus exposer Picasso dans les musées ou continuer de l’enseigner car il s’agit d’une partie très importante de l’histoire de l’art, mais qu’il est impossible de séparer l’homme de l’artiste précisément car c’est sa vie qui a fait son œuvre. Or c’est impossible de comprendre son œuvre si l’on occulte ces aspects plutôt sombres de sa vie et de sa personnalité. C’est cependant l’occasion de se demander comment la société fabrique des génies et leur permet de vivre en toute impunité. 

Ma source principale pour cet article est le podcast : Vénus s’épilait-elle la chatte ? Je vous conseille vivement d’écouter l’épisode sur Picasso pour avoir encore plus d’informations, ce podcast est juste génial. 

Romane Campos